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CHRONIQUE DE L'AN 1940

La prise du Château de Bagnols.
(relate l'arrivée des Allemands, telle qu'elle fut vécue, 8 jours plus tard, le 19 Juin 1940, par un enfant de neuf ans, Pierre Boucheron, fils des facteurs de Bagnols. Cellui-ci évoque avec humour "l'atmosphère", les gens et le vocabulaire de cette époque.)

J'ai eu un court instant envie d'intituler ce souvenir d'enfance « Le bruit lointain des bottes» : à deux mots près, c'est le titre d'un roman. Respectueux de la propriété littéraire et artistique, je n'ai pas voulu plagier.

Avant tout, je me dois de remercier ici Monsieur Barrel, maire de Bagnols, de l'accueil courtois et chaleureux dont il m'a gratifié lors de mes passages en sa belle mairie et de son aimable proposition de figurer dans la tribune libre de Bagnols », bulletin communal d'information ô combien intéressant pour un ancien enfant du village.

Avec Pierre Vassiliu, vous allez dire "oui c'est celui là, qu'est-ce qu'il est, qu'est-ce qu'il a, il a une drôle de tête, ce type-là!". Je viens de le dire ci-dessus, j'ai passé une partie de mon enfance au village, à la poste très exactement, bureau qui, à l'époque, était sur la rue étroite dont le prolongement conduit à Moiré.

Elle s'y est déroulée, mon enfance, de janvier 1937 à janvier 1941. Ces deux dates encadrent des événements qu'il est inutile de rappeler tant ils pèsent encore sur la mémoire collective, d'aucuns voulant les oublier, d'autres les dénaturer ou les éclairer à leur manière. Seulement voilà, quand je t'aurai dit, tu comprendras: il y a cinquante ans déjà, et la mémoire du petit garçon est intacte. Et même s'il a vu des choses plus grosses qu'elles n'étaient en réalité, il les a vues vraies parce que c'était un enfant.

Avant que cette guerre, que les utopistes voulaient encore une fois être la dernière, ne réveille douloureusement nos villages endormis, nous avons vécu notre enfance de la façon la plus super-rétro que vous puissiez imaginer. Quelques brefs clichés ou arrêts sur l'image: les devoirs sur la table de cuisine avec la lampe à abat-jour en porcelaine et contrepoids de même, le papier tue-mouches, la T.S.F. nasillarde distillant les chansons en vogue. Tino Rossi, Charles Trenet, Lys Gauty, Berthe Sylva, Reda Claire étaient nos débuts de soirée... Et puis il y avait ceux du village et des hameaux, les enfants des écoles, leurs parents qu'on ne voyait souvent que le dimanche, les hommes tapant le carton chez le Jean-Marie Dumas ou la Mère Grivel. J'ouvre ici rapidement une parenthèse: quand je dis "mère", ce n'est, dans mon esprit, nullement irrespectueux mais plutôt affectueux; à l'époque, la voix du peuple les appelait comme cela.
Sur la petite république de la place, il y avait la mère Grivel, déjà citée, buraliste et cafetière, la mère Dumas, mère de mes copains et copines: Lulu, René, Mimi, Jeanine, Rose (je ne pense pas en oublier), la mère Gutty, souveraine en son épicerie où trônaient de magnifiques bocaux de verre remplis de boules de différentes couleurs et dont les teintes d'origine changeaient au fur et à mesure que nous sucions ces bonbons magiques, les sortant de la bouche à tout bout de champ pour vérifier leur métamorphose: voyez hygiène !...

A cette époque, ainé de trois enfants, j'ai été tout naturellement préposé très jeune aux commissions. Je me souviens de la phrase rituelle de Madame Gutty quand je voulais acheter quelque douceur: Fais voir tes sous, mon petit Pierre ". Et j'ouvrais la main sur quelques pièces percées de 25 centimes. Enfin la mère Louis, reine des. Gros mots, soliloquant à perte de vue ; la mère Giraud, épouse de notre très aimé instituteur, matrone à l'esprit passablement dérangé et dont les démêlés avec le Grand Pierre, personnage mythique né de son imagination maladive et qui avait le pouvoir de dérégler en permanence l'horloge de l'école à la cloche fêlée, étaient de notoriété publique.
Les autres écoliers, camarades de jeux dont les âges s'étalaient en gros de la division - appellation militariste de l'époque - du certif' à la division du cours moyen première année, avaient pour nom, sans "ordre ni préférence:
Bernard et Joannès Delafay, Joseph Gutty, Jean Urbaniak, tous les Dumas déjà cités, Robert Paviot, Louis Bourdon, Pétrus Grillet, Roger (?) Chavanon, Yvonne Mathieu et quelques autres dont j'ai perdu les noms mais conservé les visages. Les intéressés voudront bien me pardonner, un demi-siècle de vie gomme beaucoup de choses.

Septembre 1939 met définitivement fin à notre enfantine insouciance : je me revois, la main dans la main de mon père, sa musette de vieux trouffion -rappelé en bandoulière, valise en carton à la main droite, ma mère tenant mon autre main, et ainsi tous les trois pleins de chagrin et de pleurs contenus, descendant la coursière qui mène du bourg de Bagnols au hameau de Saint-Paul, l'accompagnant un bout de chemin pour prendre son train et rejoindre son régiment. Rien n'effacera jamais cette immense tristesse du moment née de la déchirure de l'Histoire et de notre histoire à nous, enfants.
Arrive juin 1940 : ce n'est plus la " drôle de guerre ", c'est la guerre tout court, pas drôle du tout pour tous ces civils fuyant devant l'ennemi en longues files hétérogènes et hétéroclites. Je me souviens avoir vu arriver en face de chez nous une famille belge qui avait trouvé à se loger dans les locaux d'une ancienne épicerie désaffectée de longue date ; le petit garçon, dont je revois encore le visage jovial coiffé d'une casquette bleu marine... de marinier du nord, devait être dans mes âges. Nous avions sympathisé d'emblée. Son nom, je ne l'ai pas oublié: il s'appelait Rouby ; son prénom est plus incertain... Paul... peut-être? Qu'est-il devenu?

19 juin 1940: ."Ils arrivent "... Non, ce n'est malheureusement pas les coureurs du Tour de France, mais les unités motorisées de la Wehrmacht! La receveuse des Postes de Monsols (1) l'annonce au receveur de Villefranche: tous les postiers des alentours devaient connaître la triste nouvelle dans la matinée, dont ma mère remplaçant mon père mobilisé.

Les adultes sont dans l'anxiété: la seule défense armée du village est constituée par le canon paragrêle du père Mathieu dissimulé derrière le clos de chez Cou Ion. Nous, les gamins, il faut bien l'avouer honnêtement, le côté hors du quotidien, renforcé par l'impression de puissance mécanique de l'ennemi, rompt la monotonie de notre existence désœuvrée et sans école depuis quelques jours.

Raymond Crozier (2) est un de mes camarades de jeu; ma mère m'envoie, pendant les heures d'ouverture du bureau, jouer au château chez le père et la mère Crozier, ses grands-parents, gardiens bien pacifiques du domaine.

Ces journées de bientôt l'été se passent à gambader de fossé en souterrain, de glacière en orangerie, de salle des gardes en cuvage : on a un quartier libre et on ne s'en prive pas. Patience, le titre va se justifier; dans le courant de l'après-midi du 19 juin, nous sommes, Raymond et moi, sur le terre-plein extérieur du château, en face du portail principal. Il y a de l'insolite dans l'air. Soudain on voit déboucher à l'angle de la tour sud du mur d'enceinte, un side-car avec deux soldats allemands casqués, armés, lunettés. Ils virent rapidement sous le portail grand ouvert, cahotant sur les pavés inégaux, et pénétrait dans la première cour. Notre stupeur passée, tous deux et sans aucune prudence, nous fonçons sur leurs talons, ces deux cc boches" nous ayant paru avoir un comportement plus touristique que guerrier, du moins dans nos cervelles de huit et neuf ans.

Le père et la mère Crozier, alertés par le bruit de la moto, sont vite sur les lieux. Un des deux allemands parle un français à peu près compréhensible; il leur intime l'ordre de leur faire visiter le château, pendant que nous deux, un peu assommés par la soudaineté de "événement, restons dans la première cour en attendant le retour de la quadrette franco-germanique. Le tour des nouveaux propriétaires terminé, tour qui n'a pas pris plus de cinq à dix minutes, - nos deux cc feldgrau " n'ayant pas débattu des thèses opposant les partisantes de Jacques d'Albon, Maréchal de Saint André aux partisans des Balzac quant à la paternité de construction de la grande cheminée! - ils nous demandent de nous mettre tous quatre en rang sur le pont-levis qui relie les deux cours, le sous-officier ou officier-interprète sort un appareil photographique de sa capote et clic-clac, merci Zeiss oder Leica. Son petit reportage terminé, il nous dit en substance: « Vous, prisonniers sur place" et montrant "objectif de son appareil « Après, vous prisonniers en Allemagne ", et il rigole, satisfait de sa grosse bulle aussi légère que son équipement. Pour détendre vraisemblablement "atmosphère, car on a vraiment des gueules d'atmosphère, il nous tapote la joue à Raymond et moi, ajoutant cc Moi aussi, j'ai petits garçons comme vous en Allemagne ". C'est sa dernière parole. Le side-car enfourché, les deux cavaliers d'enfer repartent fiers de leur acte de bravoure, ils ont fait prisonniers deux enfants et deux vieillards, Herr Général va surement les féliciter.

Ainsi avons-nous eu le honteux honneur - et je suis conscient de l'antinomie des deux mots, mais les maintiens - d'être les premiers prisonniers civils bagnolais sur parole. Le même jour, d'autres n'ont pas eu cette chance... Si je vous ai raconté cette petite histoire, petite miette de la grande Histoire, c'est que je suis, de la première le seul témoin oculaire encore vivant. Les Grandes Heures - non pas Duc de Berry - mais de Bagnols, je les ai vécues pour la dernière fois à l'occasion du Grand Tournoi Artistique; c'était... le dimanche 25 juillet 1948, Gino Bartali arrivait à Paris en vainqueur du Tour de France. Je ne suis plus jamais rentré au château de mon enfance depuis...

Ecrit à la mémoire de mes parents, Guy et Jeanne Boucheron, ancien facteur-receveur et receveuse intérimaire, qui ont beaucoup aimé et beaucoup servi ce village et ses habitants.

Pierre Boucheron Juin 1940 - Juin 1990


1 - Henri Amoretti - Lyon Cpitale 1940-1944 - Éditions France-Empire - 1964 - Gérard Chauvy - Lyon 40-44 Plon éditeur - 02/1985
2 - Tué en Corée en mai 1951 dans sa 21" année (guerre du 38" parallèle - Bataillon expéditionnaire français - 23 Août 1950 - 26 Novembre 1951)

Document sans titre



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